La culpabilisation, c'est de droite

La culpabilisation, c'est de droite. Autrement dit, cette manière de faire reconnaître quelqu'un comme coupable est la manière dont les riches veulent nous traiter, nous les pauvres. Faire reconnaître quelqu'un comme coupable, c'est lui faire porter l'intégralité d'une faute, c'est faire reconnaître la clôture du dossier après son châtiment.

La culpabilisation a donc pour effet de permettre à la société de se racheter à la condamnation d'un homme ayant tué sa femme. Lorsqu'il est condamné, le dossier – les multiples dépôts de plainte classés sans suite, les voisins qui savaient – est clos. Que ces hommes ne soient pas condamnés ne signifie qu'une chose : il n'y a pas de dossier à clore. C'est sans doute autant parce que les victimes sont des femmes que des victimes de maltraitance, puisque l'on tente d'ignorer leurs vies incommodes en tout sauf en leur discrétion. Il ne faut évidemment pas laisser la société croire qu'après qu'un assassin est condamné, le dossier serait clos : au contraire, il faudrait s'en saisir, comprendre ce qui a permis une telle tragédie. Mais la condamnation reviendrait à reconnaître cette faute collective, et la non-condamnation revient à décréter qu'il n'y en a pas eu, qu'il n'y a rien à racheter.

Évacuons d'abord une question : dans divers milieux – à l'école, en famille, au guichet, sur son téléphone, etc. – les victimes de maltraitance sont culpabilisées, c'est une technique de maltraitance (DARVO) qui permet à l'agresseur·euse de faire endosser symboliquement sa propre culpabilité à sa victime. L'efficacité de cette technique, par le silence de la victime, amène l'agresseur·euse à croire ellui-même à son effet1. Si vous culpabilisez pour avoir dit au revoir pas assez vite (« je lui ai tenu la jambe ») ou trop vite (« iel doit croire que j'ai voulu m'en débarrasser »), ou pour avoir pris des guirlandes bleues alors que l'on voulait des guirlandes vertes ; si vous y repensez plusieurs jours après, si vous avez des gestes répétitifs pour ritualiser… vous êtes victime de DARVO. Quelles que soient les raisons réelles pour lesquelles vous avez été victime de maltraitance, car ces personnes ne sont pas « choisies » au hasard, elles sont identifiées, celles que l'on vous a avancées – vous parlez trop vite, vous riez trop fort, etc. – ne sont que des prétextes pour vous faire du mal, pour prendre un plaisir sadique et un peu minable2 à vous manipuler, à vous faire du mal, etc. Inutile de montrer comment cette forme de culpabilisation serait en lien avec ce billet de blog, ce n'est pas le sujet, et ce n'est pas mon moment. Je suis désolée que ça vous soit arrivé, et quelles que soient les raisons que l'on vous a avancées, vous ne mérit(i)ez pas ça. On ne peut pas être, par exemple, cohérent·e en tant que militant·e anti-carcéral en considérant qu'un·e élève, qu'un enfant, qu'un parent « mériterait » de souffrir, de « payer », ou d'être humilié·e.

La culpabilisation, au sens judiciaire, et donc scolaire et familial, est basée sur l'assignation nominale, c'est-à-dire sur le mythe d'une cohérence de l'individu dans différents contextes et à différents moments de sa vie, rattachée à son nom propre (Bourdieu, 1986). L'assignation nominale n'est pas fondée scientifiquement mais permet le contrôle de l'État sur ses membres, notamment à travers le CV et le casier judiciaire, en établissant par exemple une différence d'essence entre les élèves et diplômé·es de grandes écoles et les autres, ou pour reprendre une formule de Bourdieu entre le 300ème et le 301ème à un concours (Bourdieu, 1979) : iels sont donc « plus » que de simples mortel·les en se rapprochant du « cœur » de la société. Pour les autres, c'est avant tout le vecteur principal de maltraitance de classe, sans lequel elle s'effondre : le statut de coupable est ainsi historiquement lié, dans toute civilisation, à une différence d'essence, celle de la personne qui justifie la maltraitance de classe dans son ensemble. Ce n'est pas ce que nous voulons dans nos milieux, et ce n'est pas non plus ce que les bourgeois veulent dans le leur, mais c'est ce qu'ils veulent dans le nôtre.

La culpabilisation est enfin un problème d'ordre politique, puisqu'en individualisant le problème sur un nom propre, elle empêche d'en voir le caractère collectif. Les noms propres détournent ainsi notre attention des institutions : celui de Bolloré la détourne du CSA, de son président et de la manière dont il est nommé, etc. Sous Chirac, le CSA a ainsi débouté la demande de Zalea TV, une chaîne de télévision citoyenne, de se voir allouer le douzième canal de la TNT, en faveur, donc, de NRJ12.

De même, c'est avant tout en me rendant compte que la propagande autour des réseaux socio-capitalistes ne tournait pas rond, que j'étais bel et bien maltraitée par Twitter, que ça collait avec des concepts et des lectures de sociologie, et notamment avec le plus important de tous, celui de biopouvoir ; que les personnes qui m'avaient harcelée étaient elles aussi maltraitées par ce site web, et que les déshumaniser ne faisait qu'aggraver le problème ; bref en tentant de les déculpabiliser, en faisant le pari de leur humanité, que j'ai découvert le concept de « maltraitance de classe » : un même phénomène concernant les enfants dans les mines, les utilisataires des réseaux socio-capitalistes, les élèves maltraité·es à l'école, les personnes racisées en France, les enfants battus ou atteints de troubles du comportement alimentaire, les mères au bout du rouleau, etc., qui a pour point commun une origine dans les rapports de production, dans les rapports socio-économiques entre les 1 % et les 99 %.

La culpabilisation est donc une survivance du système judiciaire de l'ancien régime, un instrument de contrôle de l'État et donc du capitalisme d'État sur les pauvres. Elle établit une différence d'essence de læ coupable, qui mérite d'être châtié·e et maltraité·e, mais plus encore dont l'essence justifie la catégorie même du châtiment et de la maltraitance. En individualisant le problème, elle nous empêche de voir des phénomènes collectifs et notamment les institutions que nos élu·es prétendent incarner. Elle nous empêche enfin de conceptualiser, de prendre du recul sur la maltraitance que tout enfant risque un jour de subir sur le marché du « travail », d'établir une convergence des luttes entre femmes, personnes racisées, personnes handicapées, LGBTQIA+, enfants, travailleur·euses, etc. contre la même minorité d'hommes straight, blancs, valides, ultra-riches, et majeurs.

Bref, la culpabilisation ne correspond ni à nos valeurs les plus élémentaires, ni à nos intérêts stratégiques. Il est temps de la refuser d'un point de vue politique et militant, dans nos milieux, auprès de nos proches, etc. La culpabilisation, même de parents ayant commis des erreurs, c'est de droite : c'est une manière de les traiter comme les ultra-riches veulent que l'on se traite entre nous.

1 L'usage de l'écriture inclusive peut sembler excessif. En fait, je ne m'en sers pas plus ni moins que dans mes autres billets de blog ! Mais je parle de culpabilisation, et donc à travers ce concept d'individus. Je tends justement à éviter de parler de personnes car cela revient à individualiser des phénomènes collectifs, ce qui empêche de conceptualiser, c'est-à-dire de relever des traits communs à des situations apparemment hétérogènes. Dans le cadre de ce billet de blog, j'emploierai sans doute beaucoup d'accords personnels neutres. 2 Pardon, c'est un peu hors-sujet. Mais les prédateur·ices ne sont pas des « génies de la manipulation », des sortes de psychanalystes autodidactes. Ces personnes sont généralement parfaitement stupides. Elles vous repèrent en tant que victimes de maltraitance, elles repèrent ce qui vous trigger, et elles utilisent une méthode de la carotte et du bâton pour vous manipuler. Parfois pour le simple plaisir de vous faire du mal, par exemple pour vous faire redoubler.

C'est le quatrième billet du défi #100DaysToOffload. 100DaysToOffload.com